mardi 15 décembre 2009

Bonne exercice d'analyse du discours politique : à vos plumes !

Source LeMonde.fr - 15.12/2009


"La secrétaire d'Etat chargée de la famille et de la solidarité, Nadine Morano, a déclaré, lundi soir 14 décembre, vouloir du jeune musulman français "qu'il ne parle pas verlan", lors d'un débat sur l'identité nationale à Charmes (Vosges). "Moi, ce que je veux du jeune musulman, quand il est français, c'est qu'il aime son pays, c'est qu'il trouve un travail, c'est qu'il ne parle pas le verlan, qu'il ne mette pas sa casquette à l'envers", a expliqué la secrétaire d'Etat à un jeune homme qui l'interrogeait sur la compatibilité de l'islam avec la République."

Sans commentaire pour le moment...
Un fragment de discours qui meriterait cependant una analyse à la loupe : utilisation des pronoms, des temps, des négations... j'y reviendrais sans doute

A suivre !

vendredi 27 novembre 2009

Fiction historique/fiction essai, quand l'Histoire se matérialise sur nos écrans

Petit article pour en revenir à mes premiers amours, l'Histoire d'une part et le Cinéma de l'autre. Je présente en quelques lignes un sujet au coeur de mes préoccupations sur l'image aujourd'hui, par le prisme de la représentation cinématographique de l'Histoire...Je commence par un article généraliste, je viendrais plus tard l'illustrer par des exemples précis de films. Bonne lecture !
Quelles formes de récits ont choisi les cinéastes pour rendre compte d’un passé ?

Les films représentent désormais un domaine du discours historique, du moins un moyen de penser le passé. Le film construit un autre type d’histoire où le passé est pensé en terme d’images selon des conventions de représentations différentes ou antithétiques à celles de l’histoire. Il existe essentiellement deux catégories de films historiques, la fiction et le documentaire. Et, à l’intérieur même de la catégorie « fiction », il existe deux groupes qui se différencient en premier attention de part le temps du récit. D’un côté nous avons la fiction historique qui est le fruit d’une reconstitution de l’histoire, de l’autre la fiction-essai laquelle veut contraster avec le mode narratif traditionnel qui repose souvent sur la succession d’un début, d’un milieu et d’une fin et qui se décline au temps présent, sans aucune reconstitution d’événements passés. Nous éclairons notre réflexion grâce à un article de l’historien américain Robert A. Rosenstone : « Like writing History with lighting » paru dans la revue Vingtième Siècle en 1995, afin notamment de saisir les spécificités des conventions et des pratiques des films de fiction. Robert A. Rosenstone dégage six caractéristiques permettant de proposer une définition de la fiction historique au cinéma

La fiction historique est avant tout un récit avec un début, un milieu et une fin. La plupart du temps le récit va dans le sens d’un progrès, « inscrit dans une vision plus large de l’histoire ». De plus, le film de fiction historique rend compte d’une seule version des faits. Le point de vue est exclusif. L’histoire est « un passé fermé, terminé et linéaire». Mais la fiction historique présente l’histoire comme un processus. Alors que l’histoire écrite compartimente, le film offre une vision globale de l’histoire. De plus, la fiction historique regarde l’histoire au travers de l’histoire d’individus, connus ou inconnus, qui prennent de l’importance grâce à la caméra. Pour R. A. Rosenstone, « Les fictions dramatiques placent les individus sur le devant de la scène historique, de sorte que la solution de leurs problèmes personnels ou leur rédemption se substituent à la solution des problèmes historiques. Le particulier devient un moyen d’éviter les problèmes sociaux souvent douloureux ou insolubles soulevés dans le reste du film ». De même, la fiction historique dramatise les événements en donnant une dimension émotionnelle à l’histoire racontée. Le film suscite plus l’émotion qu’une réflexion sur celle-ci. R. A. Rosenstone pose la question de l’empathie comme catégorie historique. La fiction historique reconstitue le passé et provoque chez le spectateur une impression de réalité envers les choses dont il est le témoin : le décor, les costumes, les personnages. Ainsi, chacun des quatre films se déroule sur une période plus ou moins longue mais dans un ordre chronologique. Ils développent une ou plusieurs intrigues qui permettent à l’histoire d’évoluer vers un dénouement heureux ou non. Ainsi, la fiction historique répond à des codes d’écriture spécifiques. L’histoire racontée se passe dans un passé reconstitué

En revanche, la fiction-essai se place à l’opposé de la fiction historique dans la manière de constituer un récit, évocateur d’un événement passé. Ce que nous entendons par fiction-essai peut se rapprocher selon certains critères de ce que R. A. Rosenstone nomme « les films post-modernes ». Les films post-modernes s’insurgent contre les modes traditionnels d’analyse et de pensée historique. Ils abordent le passé à l’aide de onze recommandations : « Raconter le passé comme le reflet de ce qu’il signifie pour le réalisateur. Le raconter d’une multitude de point de vue. Eviter le mode narratif traditionnel qui repose sur la succession d’un début, d’un milieu et d’une fin ou montrer que ces trois éléments ne doivent pas nécessairement se succéder. Renoncer au déroulement habituel de l’histoire ou raconter des histoires tout en refusant de prendre au sérieux la manière dont on les raconte. Avoir une approche du passé parodique, surréaliste, dadaïste ou irrévérencieuse. Mélanger des éléments contradictoires, le passé et le présent. Accepter et même se glorifier de la sélectivité des films, de leur caractère partial et partisan de leur dimension rhétorique. Refuser de résumer la signification d’événements passés. Changer et inventer des épisodes et des personnages. Avoir recours à des connaissances fragmentaires et poétiques. Réaffirmer que le présent est le lieu de toute représentation et de tout savoir du passé »

Fiction historique et fiction-essai sont deux genres cinématographiques à part. Une première différence essentielle réside dans le fait que la fiction historique reconstitue le passé qu’elle évoque alors que la fiction-essai se déroule au temps présent. Mais surtout la reconstitution historique pose un problème que la fiction-essai ne pose pas, celui de la représentation fictionnelle d’un moment de l’histoire

A suivre …

mercredi 25 novembre 2009

Harry, le magicien-journaliste dans les cités franciliennes

Premier épisode d’une série documentaire crée par son protagoniste, « Harry Roselmack derrière les murs de la cité » a déferlé sur nos petits écrans hier soir à 23h15

Le principe est nouveau : le journaliste quitte les studios cosy de TF1 et décide de « s’immerger » pendant 1 mois dans une banlieue sensible de région parisienne, à Villiers-le-Bel, là-même où de violentes émeutes avaient éclaté en 2007 suite à la mort de deux adolescents. Il rencontre tour à tour les habitants du quartier et tente avec eux de comprendre leur vie au quotidien, en ces lieux réputés « sensibles » et « impénétrables », souvent stigmatisés par les médias

Premier constat : le projet du journaliste remporte un franc succès, suivi par près d’1,8 millions de spectateurs. Un succès qui lui permettrait de poursuivre l’émission dans d’autres villes de France

De prime abord, c’est un projet qui semble emprunt de démagogie. Qui pourrait mieux que Harry lui-même, notre Obama à nous, brillant journaliste issu de la « diversité », se frotter à un tel sujet si « politiquement sensible » ?

Mais c’est un projet souhaité par Harry lui-même qui a du convaincre TF1 de lui donner carte blanche : ce programme est adapté d'un format anglais présenté par Louis Theroux, journaliste phare de la BBC (coproducteur avec TF1) : « Le concept, explique Harry Roselmack, c'est observer et décrypter un milieu, regarder ce qui s'y passe et poser des questions. Sans vouloir être prétentieux, notre ambition serait de faire un peu de sociologie audiovisuelle, mais sans expert, ni spécialiste... »

Le format du reportage marque un point dans sa forme et pourrait pousser le processus encore plus loin. Le montage est moins présent comme il peut l’être dans les magazines d’information classiques (7 à 8, 66 Minutes…). Plus de place est laissé au plan séquence notamment dans les scènes de dialogues qui atteignent des durées record sans montage (presque 10 minutes), une nouveauté chez TF1 ! Cependant, on peut regretter la récurrence des plans serrés sur les visages et donc l’omniprésence des effets caméra. Peut-être faudrait-il emmener la réalisation du côté de Strip-tease : L'émission évoque l'attitude de sujets filmés, qui finissent par se dévoiler devant la caméra, laissant les spectateurs découvrir leur intimité

Enfin nous y sommes : Harry, cette gravure de mode à la force tranquille pose ses valises à Villiers-Le-Bel… L’image détonne un peu, presque irréelle. Mais une sorte de pression sociale émanant d’un « groupe » de la cité (on ne saura pas qui) oblige Harry et son équipe à plier bagage et s’installer dans un hôtel à proximité de la ville. L’immersion totale sera donc de courte durée…

Peu importe. Harry revient et poursuit son investigation. Tour à tour, il rencontre les habitants des cités de Villiers-Le-Bel dans un balai d’archétypes logiques défilant sous nos yeux : les policiers qui patrouillent, la mère de famille aimante, le patriarche raisonnable, les jeunes hommes en bande qui s’occupent comme ils peuvent, les jeunes filles qui veulent s’en sortir, les voisins curieux, le délinquant repenti…
Ici, personne n’est ni bon ni mauvais, tous appartiennent à une même communauté et vivent ensemble un quotidien finalement assez banal : les enfants vont à l’école et jouent dans les parcs, les mères s’occupent de leurs familles, les ados boxent et rapent, les policiers font leurs rondes…

Au final et au-delà de l’émission elle-même, des constats socio-démographiques forts : - une ville désertée par les « français de souche », « les gaulois » comme dit un agent immobilier à Harry : Villiers-Le-Bel s’est 93 ethnies qui cohabitent et plus de 95% d’habitants issus de l’immigration
- un taux de chômage de 19%
- une structure urbaine délaissée, un « ghetto » social comme dit Rex le grand frère de la cité. Le titre « derrière les murs de la cité » prend ici tout son sens : des cités-prisons, où l’architecture cloisonne, coupe du reste du monde
- « un théâtre de rue », où chaque génération endosse un rôle : les parents travailleurs luttant depuis toujours pour l’intégration de leurs progénitures ; les plus jeunes lancés sur le chemin de l’école tel l’avenir de notre pays ; « les grands frères » qui s’en sont sortis et au milieu, une génération sacrifiée, errante, touchée de plein fouet par le chômage et la violence, l’ennui et la résignation

« Harry Roselmack derrière les murs de la cité »,
le reportage-métonymie où la trame est à la fois fragment et totalité, conjugue détail et synthèse. Par le prisme de la ville de Villiers-Le-Bel s’est une plus grande réalité qui s’offre à nous : celle de ces espaces urbanisés, ces banlieues, dans ce qu’elles ont de plus négatifs.
Ni totalement urbains, ni totalement ruraux, des espaces qui semblent incomplets quasi dépourvus d’identité, des produits de l’histoire politique et économique oubliés. Des lieux où l’humain vit et survit, fait avec

Un format d’émission nouveau, à suivre car intéressant, sans moral ni jugement arbitraire mais encore formaté malgré des efforts de réalisation perçus : pas de musique, moins de montage, plus de place au dialogue. A méditer…


Pour poursuivre sur le sujet, quelques conseils de lecture :

La France et ses étrangers. L'aventure d'une politique de l'immigration de 1938 à nos jours
, Weil Patrick, Folio Gallimard, 1995
Sociologie de l’immigration, Réa André, La découverte, 2003
L'immigration ou les paradoxes de l'altérité, Sayad Abdelmalek - Paris, Kinsek/Méridiens, 1991

vendredi 20 novembre 2009

Two Lovers by James Gray (2008) ou la tragédie grecque au cinéma

En écrivant un article sur Away we go, je me suis mise à penser au genre du « film d’amour », un exercice souvent périlleux, un vrai défi pour un réalisateur !

J’ai cherché dans ma mémoire quel film, assez récent, m’avait convaincu totalement, loin des codes classiques du genre…et ça m’est apparu, comme une évidence : le magnifique et sombre Two Lovers de James Gray (Novembre 2008), qui plus qu’une romance, se révèle être un troublant thriller amoureux passionnément hitchcockien.

Le talent de James Gray n’est plus à démontrer maintenant, depuis Little Odessa il s’est imposé comme l’un des cinéastes indépendants américains les plus doués de sa génération, aux côtés sans nul doute de Paul Thomas Anderson (Magnolia, There will be blood…).

Two Lovers est un tournant dans sa carrière : plus de coups de feux, les bons et les méchants ont été mis au placard : le polar des rues cède sa place à un trio amoureux magnifiquement orchestré.

« New York. Leonard hésite entre suivre son destin et épouser Sandra, la femme que ses parents lui ont choisie, ou se rebeller et écouter ses sentiments pour sa nouvelle voisine, Michelle, belle et volage, dont il est tombé éperdument amoureux. Entre la raison et l'instinct, il va devoir faire le plus difficile des choix... »

Le grand
Joaquin Phoenix incarne Léonard, un héros fragile et traumatisé par un échec sentimental, condamné à vivre dans un foyer familial étouffant. Presque comme revenu à l’état infantile, il arbore une démarche gauche et timide, trainant un corps dont il ne sait quoi faire. Il est couvé par une mère juive omniprésente et ramené à sa condition sociale par son père qui souhaite le voir reprendre l’entreprise familiale.

Et puis surgit la rencontre du feu et de la glace, la blonde
Michelle Rausch (Gwyneth Paltrow), voisine énigmatique et sensuelle ; la brune Sandra Cohen (Vinessa Shaw) la promise, celle que le père a choisi pour son fils.

Two Lovers ou la dialectique de la raison et de la folie ; du pérenne et de l’éphémère. Michelle incarne la beauté froide et insaisissable, la femme fatale ; Sandra est une femme rassurante symbole de la possibilité d’un foyer stable, la madone. La rencontre amoureuse devient symbole de cette dialectique : Léonard et Sandra s’étrennent pour la première fois sous le toit familial, dans la chambre de l’enfance, dans le lit douillé ; Léonard et Sandra dans une pulsion frénétique s’enlacent sur le toit de l’immeuble enneigé dans le froid glacial newyorkais.

Two Lovers
comme une tragédie grecque, où la dualité apollinienne-dionysiaque devient l’héroïne incontestée. Léonard, pris entre deux eaux, est constamment balloté par des flots tourmentés, où les femmes sont tour à tour maîtresses ou amoureuses (« Lovers » peut signifier les deux). Il en découle une atmosphère presque étouffante, une tension de chaque instant où chacun épit les gestes de l’autre : Léonard depuis sa fenêtre observe inlassablement Michelle, tel James Stewart fasciné par Kim Novak dans Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958), cette cour qui les sépare comme symbole du vide et de la distance qui rend impossible leur union.

Au summum du tragique, Two Lovers n’est pas un film sur l’amour mais sur l’illusion amoureuse. Chacun des personnages est aimé par un autre qui ne l’aime pas en retour. Léonard veut ce que les conventions sociales ne lui accordent pas, grand leitmotiv des passions amoureuses qui auront traversé les siècles.
Entre le vide et le plein, le vertige de la passion ou le confort amoureux, il n’y aura pas à choisir. Les lois de l’attraction sociale auront raison au final, dans une séquence finale éblouissante, échos logique et fatal au début du film. Non, il n’y aura pas de tentative de suicide cette fois mais une fin bien plus tragique, celle du renoncement où dans un élan lyrique l’homme-enfant devient adulte. Léonard rentre chez lui et fera illusion, il épousera Sandra et reproduira ainsi le schéma tout tracé... dans un chagrin éternel.

jeudi 19 novembre 2009

Away we go : les gens normaux ont tout d'exceptionnel

Allez, je me lance…j’avoue… Away We go est le film surprise de ma semaine passée.
Plutôt décrié par les professionnels comme les cinéphiles, je ne tenterais pas ici de convaincre mais juste d’apporter mon court sentiment sur ce « road love movie », certes pas un chef d’œuvre, mais inattendu et tout à fait bienvenu en ces temps.

L’histoire en quelques mots…
Burt et Verona, trentenaires atypiques vivent tant bien que mal dans une ville de Province qu’il déteste, dans une bicoque de fortune. Ils vont devenir parents et décident de parcourir le pays à la recherche du foyer idéal. Il s’en suit rencontres incongrues et loufoques, pour finalement trouver la source du foyer idéal en eux-mêmes.

Après Les Noces Rebelles, on peut comprendre que Sam Mendès ait voulu s’attaquer à une comédie légère. Les deux films s’opposent littéralement, tout en exploitant le thème commun du noyau familial. Dans l’un, l’enfant est un frein à l’épanouissement, il met un terme à toute évolution jusqu’à la mort ; dans l’autre, l’enfant est le commencement, autour duquel on cherche et construit un avenir. Les Noces Rebelles serait le film de la maturité, celui de la complexité, plus intellectuel sans doute. Pour ma part, le meilleur film de Sam Mendès.

Away we go est tout autre chose, comme une parenthèse enchantée, un film authentique, une comédie sans chichi ni grotesque, une vision intimiste et humaine du sentiment amoureux dans ce qu’il a de plus épuré : l’amour de l’autre, conjoint, parents, amis ; l’amour au sens large.
Il y a comme une vérité qui dérange ici, l’amour à nu, celui que nous cherchons tous au fond, ce couple le fait surgir sur l’écran : « peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse »…

Un casting parfait : ce couple d’acteurs de télévision peu connus (John Krasinski et Maya Rudolph) interprète avec justesse des personnages normaux, loin du glamour hollywoodien tarte à la crème, qui petit à petit s’érigent en héros très discrets. Des « presque » Monsieur et Madame tout le monde qui donnent au film toute son authenticité. Un couple imperméable au monde extérieur, parce qu’heureux et amoureux ; un couple en quête « d’un monde partagé », comme dirait le philosophe Alain Badiou.

Une formidable galerie de portraits, interprétés par des seconds rôles drôles et déjantés (Maggie Gyllenhaal brillante en hippie perchée !). Mendès grossit volontairement le trait de ses personnages, à la manière d’une comédie burlesque et nous transporte dans un univers sarcastique, ciselé de dialogues percutants. Un film dans la retenue, parfois très touchant, particulièrement la scène de la boîte de nuit où l’actrice Mélanie Lynskey, qui souffre de ne pouvoir avoir d’enfants naturels, exécute une dance aussi tragique que sensuel.

Enfin une mise en scène brute mais élégante : des photogrammes de personnages illuminés par une superbe photographie et des plans épurés (Maggie Gyllenhaal en madone évanescente donnant le sein à son enfant).

Oui, Away we go est emprunt d’optimisme, de mièvrerie dirons certain…peut-être… en tout cas, il n’en reste pas moins un bon moment de cinéma, reposant et rafraichissant. Avis aux amateurs !

dimanche 15 novembre 2009

Monter, pour montrer et refuser le silence ou comment utiliser la source visuelle pour ne pas oublier

D'après les Histoire(s) du Cinéma de J-L Gogard, I, partie a1 : "Toutes les histoires"
En complément, Images malgrè tout par Georges Didi-Huberman, Paris, Les Editions de Minuit, 2003

Les Histoire(s) du cinéma ne forment ni une chronique ni un documentaire sur les camps d’extermination nazis. L’idée est plutôt de dénoncer le fait que le cinéma a trahi sa vocation : « Naïvement, on a cru que la Nouvelle Vague serait un début, une révolution. Or c’était déjà trop tard. Tout était fini. L’achèvement s’est fait au moment où on n’a pas filmé les camps de concentration. A cet instant-là, le cinéma a totalement manqué à son devoir. Il y eu six millions de personnes tuées ou gazées, principalement des Juifs, et le cinéma n’était pas là. Le cinéma a totalement démissionné. C’est comme la parabole du bon serviteur qui est mort de ne pas avoir été utilisé. Le cinéma est un moyen d’expression dont l’expression a disparu. Il en est resté le moyen ». Godard y répond par l’exercice du montage, en re-montant le temps, dans une série de photogrammes de la partie a1 des Histoire(s) du cinéma I, intitulée « Toutes les histoires ».

Le premier photogramme renvoie à un détail d’une peinture de Goya intitulée Caprices. Un ange portant des têtes coupées entre ses ailes. Sans doute celles-ci font échos aux deux photogrammes précédents représentant les visages de Valentin Feldman, « jeune philosophe fusillé en quarante trois » et celui de Masha Bruskina, jeune juive de dix-sept ans, pendue par les allemands à Minsk en octobre 1941. C’est l’ange de la destruction, « l’ange exterminateur » selon la formule de Luis Buñuel. Les second et troisième photogrammes sont des images d’archives en couleurs qui représentent les cadavres du convoi Buchenwald-Dachau, filmés à la fin du mois d’avril 1945 par Georges Stevens, avec sa caméra 16 millimètres utilisant une pellicule kodachrome. Le visage effrayé de l’homme agonisant semble faire échos aux têtes coupées dans le détail du tableau de Goya. Le quatrième photogramme en noir et blanc représente un jeune garçon. On ne peut discerner ce qui constitue le fond. Les cinquième et sixième photogrammes sont deux images extraites du film de Georges Stevens, Une place au soleil. On distingue dans le premier le visage de Montgomery Clift qui repose sur le ventre d’Elizabeth Taylor. La différence est brutale avec les photogrammes de Dachau. Pourtant il y a bien un vecteur dialectique qui unit ces photogrammes : les deux visages d’hommes se répondent, l’un mourant, le visage incliné vers la gauche, semble crier son agonie sans fin ; l’autre incliné vers la droite semble apaisé dans un bonheur éternel. De plus, le corps meurtri du déporté contraste avec la beauté des corps des deux acteurs. La concordance entre cette douleur réelle et cet amour fictif démontre toute la force de la pensée de Godard. Pour Georges Didi-Huberman, ces photogrammes symbolisent l’idée que « les bonheurs privés se déroulent souvent sur fond de malheurs historiques ». Il y a d’un côté le temps de l’histoire, celui des catastrophes ; de l’autre le temps fictif, celui de l’instant, de l’amour et du beau. Ce contraste de pensée trouve son expression cinématographique dans le paradoxe d’une mort réelle en couleurs et d’une vie fictive en noir et blanc. D’autre part, le commentaire en voix off de Godard lui-même, renforce le lien déjà existant entre ces photogrammes : « Et si Georges Stevens n’avait utilisé le premier film en seize en couleurs à Auschwitz et Ravensbrück, jamais sans doute le bonheur d’Elizabeth Taylor n’aurait trouvé une place au soleil ». En effet, il s’avère que ces images sont l’œuvre de George Stevens qui filma le camp de Dachau à sa libération et qui retourna à Hollywood après la guerre, Une place au soleil n’étant tourné que six ans plus tard. Pour Godard, les images réelles de Dachau lui permettent de comprendre l’existence d’une fiction comme Une place au soleil : « Il y a une chose qui m’a toujours beaucoup touché chez un cinéaste que j’aime moyennement, Georges Stevens. Dans Une place au soleil, je trouvais un sentiment profond de bonheur que j’ai peu retrouvé dans d’autres films, mêmes bien meilleurs. Un sentiment de bonheur laïc, simple, à un moment, chez Elizabeth Taylor. Et lorsque j’ai appris que Stevens avait filmé les camps et qu’à l’occasion Kodak lui avait confié les premiers rouleaux du seize millimètres couleurs, je ne me suis pas expliqué autrement qu’il ait pu faire ensuite ce gros plan d’Elizabeth Taylor qui irradiait une espèce de bonheur sombre ». Dans le second photogramme extrait du film de Georges Stevens, le corps d’Elizabeth Taylor sort de l’eau, entouré d’une lumière aveuglante. Elle semble être emprisonnée à l’intérieur d’un cadre formé par une main, deux bras tendus et un visage de sainte femme. George Didi-Huberman précise que le visage de la sainte femme est en fait un détail du Noli me tangere peint par Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue, il représente la Madeleine et la main du Christ qui échoue à l’atteindre. Elizabeth Taylor paraît telle Vénus sortant des eaux, symbole d’un bonheur tangible. Paradoxalement à l’ange destructeur, on assiste à la naissance d’un corps surgissant de l’eau. En voix off, on peut entendre : « Trente-neuf quarante-quatre, martyre et résurrection du documentaire ». Cette phrase évoque la capacité du cinéma à faire vivre l’histoire par l’image dans le sens où le mouvement permis par le cinématographe « redonne vie », il permet de regarder ce que l’on ne voit pas. Le septième photogramme est en couleurs. Plus rien ne semble faire le lien avec ce qui précède. On distingue à droite de l’image un jeune garçon qui tient un drapeau américain qui semble s’enflammer. Sur la gauche, on aperçoit le visage d’un homme qui paraît crier. En surimpression est inscrit en lettres majuscules de façon sectionnée le mot « histoire(s) ». Le huitième photogramme est plutôt flou, résistant à toute lecture sur le vif. En revanche, des lettres y sont sur-imprimées. On peut lire en lettres majuscules trois mots : « end », « los » et « sung ». En détaillant les mots on peut lire d’abord « end », comme à la fin de tout classique hollywoodien. Cela renvoie évidemment aux photogrammes extraits de Une place au soleil. Mais mis bout à bout, avec le mot qui suit, le mot « end » prend un sens tout autre. Il faut lire « endlos » qui signifie sans fin. Les Histoire(s) du cinéma, comme l’histoire, ne sont pas finies. Puis, les trois mots se rejoignent pour former « Endlösung », c'est-à-dire « Solution finale ».

Finalement, Godard monte et montre le sans fin de la destruction de l’homme par l’homme. En montant les images des camps avec des images qui en première intention semblent totalement inappropriées, Godard ni n’assimile ni ne réduit un moment de l’histoire à de la fiction. Il crée des « images malgré tout » en réponse à la crise de la représentation que les camps et l’extermination a entraîné. Le « malgré tout » signifie qu’il faut persister dans l’approche de l’événement, même s’il reste inaccessible dans son absolue totalité. Pour George Didi-Huberman, « on ne pose pas unilatéralement l’indicible et l’inimaginable de cette histoire, on travaille avec, c'est-à-dire contre : en faisant du dicible et de l’imaginable une tâche infinie, nécessaire quoique forcément lacunaire ».

Les Histoire(s) du cinéma, J-L Godard, quand le cinéaste "monte, démonte et remonte" l'Histoire

Pendant les années 70 et début 80, symptomatiques du cinéma militant, Jean-Luc Godard a consacré cette période à affirmer le statut du cinéaste historien. En 1978-79, il consacre ses conférences à un travail sur des fragments de films. En janvier 1980, il publie Introduction à une véritable histoire du cinéma, sorte d’autobiographie cinéphilique où il évoque ses cours canadiens et son objectif de raconter l’histoire du cinéma. En 1981, alors qu’il donne des cours à la fondation d’arts de Rotterdam, Godard conçoit le projet de cassettes vidéo, où des fragments de films illustreraient ses positions personnelles sur le cinéma, tout en étant confrontés à ses propres films.
En 1989, Canal + diffuse les deux premiers numéros d’Histoire(s) du cinéma. Dans les Histoire(s) du cinéma, « histoire » signifie à la fois l’ « Histoire » avec un grand H, universelle, et puis l’ « histoire », celle qui est plurielle. Le cinéma qui raconte sa propre histoire raconte la grande « Histoire » : « Le cinéma est de la matière même de l’histoire. Le fait est que même s’il raconte une petite comédie italienne, française, etc., le cinéma est beaucoup plus en image qu’un petit roman, il en est la métaphore.» L’historien Youssef Ishagpour parle d’une « archéologie du cinéma » pour définir l’œuvre. Il faut entendre archéologie comme référence aux origines mêmes du cinéma. A partir de moments et des monuments dispersés, Godard procède à des constructions qui peuvent sembler aléatoires. Il s’agit de relations essentielles même si elles ne s’expriment pas telles quelles dans le monde des faits antérieurs. Il s’agit, de façon plus précise, d’un travail original à partir de fragments et de traces d’images, un travail d’expérimentation rendue possible par la vidéo. Il permet de constituer une mémoire du cinéma qui semble se construire au fil de la diffusion. Il y est question de cinéma, de théâtre, de roman, de peinture, de photographie, de télévision. Godard brouille volontairement les pistes du temps, pas de dates, sinon pour la seule charnière de 1940-45. Il rejette de façon quasi générale la référence concernant les citations. De plus, il n’hésite pas à mélanger l’archive historique et le répertoire artistique du cinéma mondial. Le tout est balayé dans un flot d’images incessant, dans un montage frénétique et rapide.

En effet, les Histoire(s) du cinéma produisent de la connaissance grâce au montage. Godard ne dit pas autre chose que « le montage, […] c’est ce qui fait voir ». Le montage est l’art de produire une forme qui pense. La lisibilité d’une image est rendue possible par la mise en résonance de celle-ci avec d’autres images. Godard, dans les Histoire(s) du cinéma, crée un montage « centrifuge », éloge de la vitesse, où les images se multiplient. Elles montrent beaucoup, elles montent tout avec tout. Godard ne pense les images que prises dans un effet de montage : « […] L’histoire du cinéma sur laquelle je travaille sera plutôt celle de la découverte d’un continent inconnu, et ce continent c’est le montage. » Il procède à la façon d’une dialectique : le montage est l’art de rendre l’image dialectique. Entendons-le de plusieurs façons. D’abord, le montage fait de toute image la troisième de deux images, déjà montées l’une avec l’autre. Il utilise la surimpression mais ce qui ne produit en rien un effet de fusion entre les images. De plus, Godard n’hésite pas à convoquer les mots à lire, à voir ou à entendre. Ainsi, la dialectique se comprend dans le sens d’une collision foisonnante de mots et d’images. Les situations textuelles utilisées dans les films sont inséparables de la stratégie de montage de Godard : « […] L’image que vous apportez entre dans le texte et finalement le texte, à un moment donné, finit par ressortir des images, il n’y a plus ce rapport simple d’illustration, cela vous permet d’exercer votre capacité à penser et à réfléchir et à imaginer, à créer. […] Voilà, c’est un rapprochement et c’est une image, comme il y en a beaucoup dans les Histoire(s). […] Un jour ça m’a frappé comme une image, que ce soit deux mots qui soient rapprochés » L’image dialectique produit ainsi de la connaissance historique. Pour le philosophe Jacques Rancière, les images, qui acquièrent une lisibilité directement issue du choix du montage, produisent un authentique « phrasé de l’histoire », ou encore la capacité du montage à créer une dialectique, c'est-à-dire à produire de la connaissance et à lutter contre l’oubliable : « l’histoire est l’œuvre des œuvres, si vous voulez elle les englobe toutes, l’histoire c’est le nom de la famille, il y a les parents et les enfants, il y a la littérature, la peinture, la philosophie…, l’histoire, disons, c’est le tout ensemble. Alors l’œuvre d’art si elle est bien faite relève de l’histoire […]. Il me semble que l’histoire pouvait être une œuvre d’art, ce qui généralement n’est pas admis sinon par Michelet ». Pour le philosophe George Didi-Huberman, cette conception est celle de Godard, où l’image dialectique renvoie à l’image dialectique selon Walter Benjamin. Le modèle dialectique est donné par Benjamin comme la seule façon d’échapper au modèle banal du passé rigide, les faits ne sont plus à saisir dans un récit causal, « ils deviennent des choses en mouvement : ce qui depuis le passé, vient nous frapper comme une affaire de ressouvenir ».
Le montage apparaît comme l’opération de la connaissance historique où l’historien doit démonter, monter et remonter le film de l’histoire.
Le cinéma chez Godard travaille contre l’oubliable, il est le moyen de penser l’impensable.