dimanche 15 novembre 2009

Les Histoire(s) du cinéma, J-L Godard, quand le cinéaste "monte, démonte et remonte" l'Histoire

Pendant les années 70 et début 80, symptomatiques du cinéma militant, Jean-Luc Godard a consacré cette période à affirmer le statut du cinéaste historien. En 1978-79, il consacre ses conférences à un travail sur des fragments de films. En janvier 1980, il publie Introduction à une véritable histoire du cinéma, sorte d’autobiographie cinéphilique où il évoque ses cours canadiens et son objectif de raconter l’histoire du cinéma. En 1981, alors qu’il donne des cours à la fondation d’arts de Rotterdam, Godard conçoit le projet de cassettes vidéo, où des fragments de films illustreraient ses positions personnelles sur le cinéma, tout en étant confrontés à ses propres films.
En 1989, Canal + diffuse les deux premiers numéros d’Histoire(s) du cinéma. Dans les Histoire(s) du cinéma, « histoire » signifie à la fois l’ « Histoire » avec un grand H, universelle, et puis l’ « histoire », celle qui est plurielle. Le cinéma qui raconte sa propre histoire raconte la grande « Histoire » : « Le cinéma est de la matière même de l’histoire. Le fait est que même s’il raconte une petite comédie italienne, française, etc., le cinéma est beaucoup plus en image qu’un petit roman, il en est la métaphore.» L’historien Youssef Ishagpour parle d’une « archéologie du cinéma » pour définir l’œuvre. Il faut entendre archéologie comme référence aux origines mêmes du cinéma. A partir de moments et des monuments dispersés, Godard procède à des constructions qui peuvent sembler aléatoires. Il s’agit de relations essentielles même si elles ne s’expriment pas telles quelles dans le monde des faits antérieurs. Il s’agit, de façon plus précise, d’un travail original à partir de fragments et de traces d’images, un travail d’expérimentation rendue possible par la vidéo. Il permet de constituer une mémoire du cinéma qui semble se construire au fil de la diffusion. Il y est question de cinéma, de théâtre, de roman, de peinture, de photographie, de télévision. Godard brouille volontairement les pistes du temps, pas de dates, sinon pour la seule charnière de 1940-45. Il rejette de façon quasi générale la référence concernant les citations. De plus, il n’hésite pas à mélanger l’archive historique et le répertoire artistique du cinéma mondial. Le tout est balayé dans un flot d’images incessant, dans un montage frénétique et rapide.

En effet, les Histoire(s) du cinéma produisent de la connaissance grâce au montage. Godard ne dit pas autre chose que « le montage, […] c’est ce qui fait voir ». Le montage est l’art de produire une forme qui pense. La lisibilité d’une image est rendue possible par la mise en résonance de celle-ci avec d’autres images. Godard, dans les Histoire(s) du cinéma, crée un montage « centrifuge », éloge de la vitesse, où les images se multiplient. Elles montrent beaucoup, elles montent tout avec tout. Godard ne pense les images que prises dans un effet de montage : « […] L’histoire du cinéma sur laquelle je travaille sera plutôt celle de la découverte d’un continent inconnu, et ce continent c’est le montage. » Il procède à la façon d’une dialectique : le montage est l’art de rendre l’image dialectique. Entendons-le de plusieurs façons. D’abord, le montage fait de toute image la troisième de deux images, déjà montées l’une avec l’autre. Il utilise la surimpression mais ce qui ne produit en rien un effet de fusion entre les images. De plus, Godard n’hésite pas à convoquer les mots à lire, à voir ou à entendre. Ainsi, la dialectique se comprend dans le sens d’une collision foisonnante de mots et d’images. Les situations textuelles utilisées dans les films sont inséparables de la stratégie de montage de Godard : « […] L’image que vous apportez entre dans le texte et finalement le texte, à un moment donné, finit par ressortir des images, il n’y a plus ce rapport simple d’illustration, cela vous permet d’exercer votre capacité à penser et à réfléchir et à imaginer, à créer. […] Voilà, c’est un rapprochement et c’est une image, comme il y en a beaucoup dans les Histoire(s). […] Un jour ça m’a frappé comme une image, que ce soit deux mots qui soient rapprochés » L’image dialectique produit ainsi de la connaissance historique. Pour le philosophe Jacques Rancière, les images, qui acquièrent une lisibilité directement issue du choix du montage, produisent un authentique « phrasé de l’histoire », ou encore la capacité du montage à créer une dialectique, c'est-à-dire à produire de la connaissance et à lutter contre l’oubliable : « l’histoire est l’œuvre des œuvres, si vous voulez elle les englobe toutes, l’histoire c’est le nom de la famille, il y a les parents et les enfants, il y a la littérature, la peinture, la philosophie…, l’histoire, disons, c’est le tout ensemble. Alors l’œuvre d’art si elle est bien faite relève de l’histoire […]. Il me semble que l’histoire pouvait être une œuvre d’art, ce qui généralement n’est pas admis sinon par Michelet ». Pour le philosophe George Didi-Huberman, cette conception est celle de Godard, où l’image dialectique renvoie à l’image dialectique selon Walter Benjamin. Le modèle dialectique est donné par Benjamin comme la seule façon d’échapper au modèle banal du passé rigide, les faits ne sont plus à saisir dans un récit causal, « ils deviennent des choses en mouvement : ce qui depuis le passé, vient nous frapper comme une affaire de ressouvenir ».
Le montage apparaît comme l’opération de la connaissance historique où l’historien doit démonter, monter et remonter le film de l’histoire.
Le cinéma chez Godard travaille contre l’oubliable, il est le moyen de penser l’impensable.

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