dimanche 15 novembre 2009

Monter, pour montrer et refuser le silence ou comment utiliser la source visuelle pour ne pas oublier

D'après les Histoire(s) du Cinéma de J-L Gogard, I, partie a1 : "Toutes les histoires"
En complément, Images malgrè tout par Georges Didi-Huberman, Paris, Les Editions de Minuit, 2003

Les Histoire(s) du cinéma ne forment ni une chronique ni un documentaire sur les camps d’extermination nazis. L’idée est plutôt de dénoncer le fait que le cinéma a trahi sa vocation : « Naïvement, on a cru que la Nouvelle Vague serait un début, une révolution. Or c’était déjà trop tard. Tout était fini. L’achèvement s’est fait au moment où on n’a pas filmé les camps de concentration. A cet instant-là, le cinéma a totalement manqué à son devoir. Il y eu six millions de personnes tuées ou gazées, principalement des Juifs, et le cinéma n’était pas là. Le cinéma a totalement démissionné. C’est comme la parabole du bon serviteur qui est mort de ne pas avoir été utilisé. Le cinéma est un moyen d’expression dont l’expression a disparu. Il en est resté le moyen ». Godard y répond par l’exercice du montage, en re-montant le temps, dans une série de photogrammes de la partie a1 des Histoire(s) du cinéma I, intitulée « Toutes les histoires ».

Le premier photogramme renvoie à un détail d’une peinture de Goya intitulée Caprices. Un ange portant des têtes coupées entre ses ailes. Sans doute celles-ci font échos aux deux photogrammes précédents représentant les visages de Valentin Feldman, « jeune philosophe fusillé en quarante trois » et celui de Masha Bruskina, jeune juive de dix-sept ans, pendue par les allemands à Minsk en octobre 1941. C’est l’ange de la destruction, « l’ange exterminateur » selon la formule de Luis Buñuel. Les second et troisième photogrammes sont des images d’archives en couleurs qui représentent les cadavres du convoi Buchenwald-Dachau, filmés à la fin du mois d’avril 1945 par Georges Stevens, avec sa caméra 16 millimètres utilisant une pellicule kodachrome. Le visage effrayé de l’homme agonisant semble faire échos aux têtes coupées dans le détail du tableau de Goya. Le quatrième photogramme en noir et blanc représente un jeune garçon. On ne peut discerner ce qui constitue le fond. Les cinquième et sixième photogrammes sont deux images extraites du film de Georges Stevens, Une place au soleil. On distingue dans le premier le visage de Montgomery Clift qui repose sur le ventre d’Elizabeth Taylor. La différence est brutale avec les photogrammes de Dachau. Pourtant il y a bien un vecteur dialectique qui unit ces photogrammes : les deux visages d’hommes se répondent, l’un mourant, le visage incliné vers la gauche, semble crier son agonie sans fin ; l’autre incliné vers la droite semble apaisé dans un bonheur éternel. De plus, le corps meurtri du déporté contraste avec la beauté des corps des deux acteurs. La concordance entre cette douleur réelle et cet amour fictif démontre toute la force de la pensée de Godard. Pour Georges Didi-Huberman, ces photogrammes symbolisent l’idée que « les bonheurs privés se déroulent souvent sur fond de malheurs historiques ». Il y a d’un côté le temps de l’histoire, celui des catastrophes ; de l’autre le temps fictif, celui de l’instant, de l’amour et du beau. Ce contraste de pensée trouve son expression cinématographique dans le paradoxe d’une mort réelle en couleurs et d’une vie fictive en noir et blanc. D’autre part, le commentaire en voix off de Godard lui-même, renforce le lien déjà existant entre ces photogrammes : « Et si Georges Stevens n’avait utilisé le premier film en seize en couleurs à Auschwitz et Ravensbrück, jamais sans doute le bonheur d’Elizabeth Taylor n’aurait trouvé une place au soleil ». En effet, il s’avère que ces images sont l’œuvre de George Stevens qui filma le camp de Dachau à sa libération et qui retourna à Hollywood après la guerre, Une place au soleil n’étant tourné que six ans plus tard. Pour Godard, les images réelles de Dachau lui permettent de comprendre l’existence d’une fiction comme Une place au soleil : « Il y a une chose qui m’a toujours beaucoup touché chez un cinéaste que j’aime moyennement, Georges Stevens. Dans Une place au soleil, je trouvais un sentiment profond de bonheur que j’ai peu retrouvé dans d’autres films, mêmes bien meilleurs. Un sentiment de bonheur laïc, simple, à un moment, chez Elizabeth Taylor. Et lorsque j’ai appris que Stevens avait filmé les camps et qu’à l’occasion Kodak lui avait confié les premiers rouleaux du seize millimètres couleurs, je ne me suis pas expliqué autrement qu’il ait pu faire ensuite ce gros plan d’Elizabeth Taylor qui irradiait une espèce de bonheur sombre ». Dans le second photogramme extrait du film de Georges Stevens, le corps d’Elizabeth Taylor sort de l’eau, entouré d’une lumière aveuglante. Elle semble être emprisonnée à l’intérieur d’un cadre formé par une main, deux bras tendus et un visage de sainte femme. George Didi-Huberman précise que le visage de la sainte femme est en fait un détail du Noli me tangere peint par Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue, il représente la Madeleine et la main du Christ qui échoue à l’atteindre. Elizabeth Taylor paraît telle Vénus sortant des eaux, symbole d’un bonheur tangible. Paradoxalement à l’ange destructeur, on assiste à la naissance d’un corps surgissant de l’eau. En voix off, on peut entendre : « Trente-neuf quarante-quatre, martyre et résurrection du documentaire ». Cette phrase évoque la capacité du cinéma à faire vivre l’histoire par l’image dans le sens où le mouvement permis par le cinématographe « redonne vie », il permet de regarder ce que l’on ne voit pas. Le septième photogramme est en couleurs. Plus rien ne semble faire le lien avec ce qui précède. On distingue à droite de l’image un jeune garçon qui tient un drapeau américain qui semble s’enflammer. Sur la gauche, on aperçoit le visage d’un homme qui paraît crier. En surimpression est inscrit en lettres majuscules de façon sectionnée le mot « histoire(s) ». Le huitième photogramme est plutôt flou, résistant à toute lecture sur le vif. En revanche, des lettres y sont sur-imprimées. On peut lire en lettres majuscules trois mots : « end », « los » et « sung ». En détaillant les mots on peut lire d’abord « end », comme à la fin de tout classique hollywoodien. Cela renvoie évidemment aux photogrammes extraits de Une place au soleil. Mais mis bout à bout, avec le mot qui suit, le mot « end » prend un sens tout autre. Il faut lire « endlos » qui signifie sans fin. Les Histoire(s) du cinéma, comme l’histoire, ne sont pas finies. Puis, les trois mots se rejoignent pour former « Endlösung », c'est-à-dire « Solution finale ».

Finalement, Godard monte et montre le sans fin de la destruction de l’homme par l’homme. En montant les images des camps avec des images qui en première intention semblent totalement inappropriées, Godard ni n’assimile ni ne réduit un moment de l’histoire à de la fiction. Il crée des « images malgré tout » en réponse à la crise de la représentation que les camps et l’extermination a entraîné. Le « malgré tout » signifie qu’il faut persister dans l’approche de l’événement, même s’il reste inaccessible dans son absolue totalité. Pour George Didi-Huberman, « on ne pose pas unilatéralement l’indicible et l’inimaginable de cette histoire, on travaille avec, c'est-à-dire contre : en faisant du dicible et de l’imaginable une tâche infinie, nécessaire quoique forcément lacunaire ».

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